Tout Haiti

Le Trait d'Union Entre Les Haitiens

Analyses & Opinions

Entre survie et usure jusqu’à la corde : les rapports Haïtiano-dominicains (1 de 2)

manifestations des travailleurs haïtiens coupeurs de canne à Santo DomingoManifestation organisée le 31 octobre 2014 par le Syndicat des Travailleurs coupeurs de canne dans les Bateyes (Unión De Trabajadores Cañeros De Los Bateyes) pour demander au gouvernement haïtien de leur donner des papiers afin qu’ils puissent se régulariser en République Dominicaine.

par Leslie Péan, 5 juillet 2015  ---  De nombreux Dominicains risquent chaque jour leur peau pour défendre les droits de la personne contre les violations des intérêts mesquins de leurs gouvernants et de leurs concitoyens d’extrême droite. Ces Dominicains observent impuissants les injustices faites aux Haïtiens et aux Dominicains d’origine haïtienne, mais ils refusent de cautionner ce mal par leur silence. Pas question pour eux d’avaler aussi la propagande visant à légitimer les mauvais traitements infligés aux travailleurs haïtiens dans leur pays. Parmi ces Dominicains qui dénoncent l’escroquerie et les politiques migratoires abominables des gouvernements dominicains et haïtiens, on trouve les courageux journalistes Huchi Lora, Edith Febles, Juan Bolívar Díaz, Roberto Cavada, Amelia Deshamps, Marino Zapete. Dans leur mission de directeurs d’opinion, ils écartent toute considération métaphysique pour se prononcer en toute indépendance d’esprit et condamner l’Arrêt TC 168-13 appliqué contre les travailleurs haïtiens et inspiré de la politique d’essence trujilliste adoptée dans un souci d’épuration à travers le pays de l’ Â« ethnie haïtienne Â».

Lire la suite...

Misère et décadence d’Haïti: À chacun son « mea maxima culpa »!

marron-inconnu

  « Je ne fais que vous dire en paroles ce que vous savez déjà vous-mêmes en pensées. Â»

                               (Khalil Gibran, Le Prophète)

 Par Robert Lodimus --- Les yeux embastillés dans la noirceur, le paysage gourd, encore sous l’effet de l’hébétude, reçoit en plein visage la vague de froidure de l’aube. À cette période de l’année, la nature n’arrive pas à s’échapper de l’emprise des ténèbres épaisses libérées par Nyx, la déesse de la nuit. Les maisons glacées et les arbres effeuillés se dévoilent lentement à la clarté rebelle du jour timide. Je me rends compte, comme la plupart de mes camarades, que je vieillis dans « Le pays sans étoiles Â» de Pierre Véry. Loin des forêts tropicales touffues et verdoyantes qui berçaient de l’hiver à l’été mon enfance joyeuse avec les chants symphoniques des grives de Bicknell, les jacassements des pies, les coassements des crapauds, les cancanements des canards, les trissements des hirondelles, les béguètements des chèvres… Hélas! ce pays duquel je rêve n’existe plus. Charles Baudelaire dirait lui-même :

« Et le ciel versait des ténèbres

Sur le triste monde engourdi. Â»

 Presque en titubant, et le dos voûté de fatigue, comme «le bossu de Rome Â», je dépose le lot de mes réflexions tortueuses sur la crécence de l’autel où, à un rythme pluriquotidien, j’offre mes libations à Athéna et Arès, les divinités de l’intelligence et de la guerre. Je traverse l’atrium de mon « Confiteor Â». Et je suis allé me réfugier, comme d’habitude, dans ma crypte de pénitence. C’est là que j’ai aménagé depuis plusieurs années la couche rugueuse sur laquelle s’allonge – à l’heure où les loups-garous achèvent leurs festins de chair et de sang – ma nostalgie térébrante jusqu’au réveil brutal des matins grisailleux. C’est toujours à ce moment de la nuit solitaire que les larmes des pensées mélancoliques forment sa rivière d’inquiétude et d’angoisse et inondent le cÅ“ur accablé, atterré des poètes casaniers. De ce coin d’où je viens, tout est mirage. Les individus, la faune, la flore, la terre, les maisons, le ciel, les nuages… n’existent pas. Et même le temps…! Là-bas, il ne se passe absolument rien…! Tout s’est arrêté comme les vieilles pendules de Brierre, le petit horloger qui habitait à quelques mètres de la demeure de mes premiers vagissements. « Quand il ne se passe rien, écrivait Albert Jacquard, le temps n’existe pas…! Â» Alors, par ennui, le temps s’est retiré de ma presqu’île mourante. Avec la promesse de ne pas y revenir avant la saison de la « danse des guerriers Â» dans les cluses où s’entredévorent les « cadavres ambulants » demeurés sous l’emprise des « nouveaux maîtres du monde Â»!

 Ma patrie s’élève dans l’atmosphère brouillardeuse comme une acropole de cauchemars. Ses années, comme il en fut pour la cité de Babylone,   paraissent « comptées, pesées, divisées Â». Des « prédiseurs Â» plus sceptiques pensent même qu’elle est déjà entrée dans sa dernière phase de décadence autodestructive. Serait-elle condamnée à partager le sort de Ninive ? Et ses pauvres habitants, celui des dinosaures? Le drame de cette République est aussi immense que l’océan. Pourtant, elle ne couvre qu’un tout petit espace sur la carte de l’épouvante qui bouleverse l’univers. Cet « endroit Â» bizarre, situé sur la ligne frontalière qui sépare la terre et le néant, est habité par des créatures fantomatiques. Le langage vernaculaire, à juste titre, a inventé le substantif « zombi Â» qui les qualifie ingénieusement. Elles n’ont aucune conscience du déclin. Et s’abandonnent entièrement, depuis des lustres, à la merci de « Satan (1) Â». Quoique j’aie répété à tue-tête que « le train a sifflé trois fois Â», que les bandits se sont déjà installés dans la ville, personne n’a voulu réagir. Toute la population, par crainte et couardise, est allée s’enfermer au baptistère. Et, ce qui est triste, il n’y a même pas de Will Kane (Gary Cooper) pour affronter la bande de Miller.

 

Je n’arrête pas d’y penser. Mon tour viendra, comme celui de tous les camarades qui sont partis sans avoir eu le temps de préparer leurs valises pour ce voyage qui dure l’éternité. Comment ne pas penser à ces démiurges consacrés ou oubliés de l’histoire universelle qui ont accepté de sacrifier leurs êtres pour libérer l’humanité de la cruauté des « hommes Â»? Étendu sur le dos, les yeux ouverts comme une bête noctambule qui plane sur le vide de l’inconscience, je relance ma mémoire révoltée aux trousses des souvenirs qui lézardent mon cerveau affligé. Mon âme rebelle est devenue pareille à celle de René Char devant « Nacht und Nebel (2) ». Elle refuse de se laisser abattre. Et résiste vaillamment aux assauts de la désespérance.

Dès ma tendre enfance, les aubes crépusculaires commençaient déjà à clisser la tanière de mes pensées chagrines. Elles ont rempli à ras bord le panier de douleur qui triture mon âme subjuguée, terrassée par les crispations d’incertitude des lendemains apeurés. Elles sont parvenues à imprimer dans mon cerveau les affres qui houlent l’océan de ma vie amertumée, et qui font déferler sur la surface crevassée de mon humeur maussade les ondes d’une rage exponentielle. Ma chair écorchée, entaillée par les lames du temps insane refuse de s’abandonner à la paralysie du déclinisme léthargique et à l’aboulie du fatalisme eschatologique. Car, comment pourrai-je oublier que de l’autre côté du Canal du Vent, il existe un pays qui trépasse honteusement dans les bras débiles de son peuple paralysé? Et cet « endroit Â» handicapé, sans soleil et sans rire, où le dernier lampion d’espoir achève de s’éteindre, n’est-il pas le lieu sacré où quelque part sous la terre grisâtre est enfoui le cordon ombilical qui a relié à la vie ingrate l’embryon que j’étais à l’origine dans les entrailles de la maternité protectrice ?

 Dans la prison de mes souffrances, les larmes enflammées coulent sur mes joues comme le fleuve en crue d’une hécatombe prémonitoire. Devant les portes barricadées d’une chapelle désaffectée, livrée aux orgies contestataires de ma conscience en éveil, je me suis arrêté un soir sous la pluie battante pour faire secrètement mon «mea culpa, mea maxima culpa… Â» « Peut-être que le « Maître Â» est encore là, disais-je, recroquevillé quelque part sur des flocons d’impuissance et de déception générés par l’état de dépérissement célère de sa « Création Â» écervelée, franchement obtuse ! Â» « Peut-être qu’il est tapi dans une zone ombreuse de l’iconostase, en train de vomir le dégoût sur son « Å’uvre Â» indigne, infidèle et déloyale. Â» Et je ne sais combien de fois ma bouche acariâtre, ce soir-là, durant quelques secondes de fléchissement, a repris la prière de contrition que, gamin, je récitais innocemment dans les séances de dévotion vouées à la Vierge Marie, conduites par frère Ludovic :

 Â« Confiteor Deo omnipotènti

Et vobis, fratres,

Quia peccavi…(3)»

 Et de quel péché pouvions-nous nous rendre coupables à cet âge-là pour que les cieux nous astreignissent au rythme de quatre fois par jour à cette torture expiatoire ? Alors que les adultes, qui avaient l’expérience de la mondanité impure, en furent largement dispensés.

 Â« Peccavi…! Â» N’ai-je pas vraiment refusé à mes bras, en des moments périlleux pour la nation, l’heureux et noble privilège de s’immortaliser dans la gloire, la dignité et la vaillance d’un Pierre Sully, Rodrigue le Cid, ou Jean Moulin ? « Peccavi nimis cogitatiòne, verbo, òpere et omissiòne… » (J’ai péché par pensée, parole, action et omission). Inaction, devrais-je plutôt écrire ? Car, en ce qui me concerne, je me suis quand même révélé aux générations contemporaines comme un compositeur ennuyeux d’une succession d’églogues  aux saveurs utopiques. En clair, je me suis contenté de « formuler des vÅ“ux pieux et de faire des déclarations d’intention sans parvenir à donner un prolongement concret à mes écrits (4)», comme l’a si bien exigé David Mandessi Diop, le poète de la militance.

Quoique je sois déjà rendu à une bonne distance sur le parcours de mon voyage, c’est aujourd’hui que j’accepte enfin de confesser ma naïveté, ma faiblesse, mon apragmatisme devant le fléau qui consume mon Alma Mater… Aujourd’hui, je dois reconnaître et admettre que la littérature à elle seule ne pourra pas jouer le rôle « libérateur» dans le long et dur combat que mènent les gueux contre les carnassiers. En dépit de tout, et c’est peut-être ma seule satisfaction, je ne serai pas une pie bavarde, un bouffon auréolé d’hypocrisie dans l’hémicycle du cardinal de Richelieu. D’ailleurs, je n’ai jamais séjourné au pays des « fouaces Â». J’ai appris à cracher sur « Agrios Â». Et que dire des « nègres maison Â» comme les Mmusi Maimane (5) qui lèchent les semelles de leurs anciens « bourreaux Â» à la clarté du jour. Boivent la bave qui coule de leur bouche sans éprouver le moindre sentiment de gêne ! Ou sans ressentir l’envie de vomir…!

Dès le début de mon adolescence, je suis devenu l’aède d’un « Mal Â» qui ravage un peuple que l’on pourrait comparer à un troupeau de buffles sauvages que les mauvaises passes ont écornés, alors que j’aurais pu être un sculpteur de « Liberté Â», élevé (qui sait ?) à la grandeur de Michel Ange. Ou un « Visionnaire Â» aguerri de la « Justice Â» et de la « Légalité Â» de la trempe de Thomas Sankara, Frantz Fanon, Antoine Isméri... Ce mal des siècles qui sème la souffrance et la désillusion, et qui se répand comme des vers grouillants dans un fruit pourri, paraît plus que jamais « inéradicable Â». Indéracinable.

 Tous les jours, mes pensées fébriles survolent Roncevaux, le lieu légendaire de l’amphithéâtre horrifique où « Roland Â» et tant d’hommes intrépides sont tombés sous leurs chevaux dépecés, victimes de la félonie de Ganelon. L’histoire de mon peuple ressemble étrangement à ce poème épique nommé « La chanson de Roland Â», découvert durant la première moitié du 19ème siècle par l’historien Henri Monin. Elle se déploie aux yeux complices de l’univers comme une saga théâtrale ou cinématographique à forte teneur en tragédie. En Infernalité. Une Å“uvre sardonique, méphistophélique interprétée par des personnages qui tiennent à la perfection leur rôle de réalisateur, de metteur en scène, de bourreau, de traître, de victime… Et dans laquelle, au bout du compte, périront tous les comédiens  – désabusés ou dépravés – qui font partie de la distribution pernicieuse. Les balbuzards débauchés, les dramaturges pervertis, les scénaristes dévoyés ne seront pas eux-mêmes épargnés. Ils disparaîtront à leur tour dans les décors grotesques qui ont servi à tourner les plans-séquences de l’apocalypse… Les génies de l’horreur ne survivront pas longtemps à leur ignobilité. Peut-il y avoir de bourreau sans victime ? Le seul grand regret, c’est qu’il n’y aura ni procès, ni condamnation à mort pour la multitude des Ganelon et les prédateurs de l’hégémonie septentrionale !

 Les Achéens sont revenus. Et puis, étaient-ils jamais partis ? Les avatars de Belzébuth ont transformé le temple d’Apollon en un lieu de griserie et de débauche. Ils veulent détruire à jamais la « Cité mythique » qui a forcé « Napoléon de Corse Â» à baisser la tête et à faire des génuflexions de reddition devant le péristyle des « bossales Â» et des « créoles Â». Aujourd’hui, le tiers de mon île agonise. Il est devenu la « Troie Â» du 21ème siècle. La « Rome Â» de l’Amérique est en train d’anéantir le « Carthage Â» de la Caraïbe. Et il n’y a plus de mains vaillantes pour relever les défis de l’humiliation et de l’arrogance lancés par les Scipion de l’ère assassine... Dans cette sale guerre de mépris haineux, de hargne insoutenable qui s’acharne contre les victimes de l’absurde, mine la résistance des déshumanisés de la géhenne mondialisée, mon pays est placé en première ligne, comme le malheureux Urie de l’Ancien Testament. Ma terre est mise à sac, à feu et à sang. Les cris de douleur des femmes, vieillards et enfants assourdissent les bruits des vagues de désespoir qui se fracassent contre les parois de mes chagrins impuissants. Et pourtant aucun des camarades, que je sache, n’a séduit et enlevé la femme du roi de Sparte. Ô ciel ! si intense est le mal que l’espoir de lutter semble vain !

 La terre entière s’est transformée en un cirque de déprime croissante et en un foyer de frustration explosive. Les proscrits, ces minables créatures de la bohème, sautent de trapèze en trapèze, sans filet de sécurité, sous les regards amusés des « bricoleurs Â» de méchanceté. Qui peut nous dire, Ô martyrs de l’impassible destin, où s’arrête l’escalier de l’abattement que les misérables du « Bon Dieu Â», à l’instar d’Etzer Vilaire, Coriolan Ardouin, Jean Genet, Nicolas Gilbert, Paul Verlaine, Gérard de Nerval…, sont condamnés à grimper de la première à la dernière marche d’une existence ébouriffée, faite de papier froissé?

 Ce pays lypémaniaque, qui peine depuis plus de deux cents ans sur une pente raide et glissante et qui, comme dans un film de Charlie Chaplin, éprouve du mal à se hisser au sommet de la félicité, est devenu pour certains d’entre nous une amulette de persécution et d’insomnie. Comme François Rabelais, je répète dans mes moments de délire et de morosité :

 Â« Mon cÅ“ur ne peut choisir aucun autre sujet,

Quand je vois le deuil qui vous mine et consume… Â»

 Hélas! En pensant à cette terre brûlée sous le soleil de la flétrissure, le jour s’est retiré de mon espace temporel et tout devient une voûte enténébrée de fatalité indigeste. Dans ce tabernacle de désolation où Méphisto règne sur les esprits, les croyances et les mÅ“urs, les poètes, anciens et nouveaux, n’arrivent pas à déchagriner les mots qui exposent et amplifient les maux. Dès la puberté, n’en déplaise à l’auteur de Gargantua, ils écrivent des larmes plutôt que des rires (6). Dites donc, vous qui appartenez comme moi au royaume de la Malchance et de la Tribulation, ne ressentez-vous pas dans vos entrailles endolories, à l’instar d’une mère éplorée par la perte d’une progéniture, les tressaillements des vers pleurards de Vilaire ?

 Â« L’espoir fuit, las enfin de tromper nos regards,

C’est le néant qui s’offre à nous de toutes parts. Â»

 Depuis des décennies, je traîne mes fantasmes dans un baluchon d’utopie névrosée. Je passe des journées entières à maudire les génies de la malfaisance qui ont remplacé le bleu éclatant du ciel des Antilles par les couleurs blafardes de la misère et du trépassement. Je ne peux plus regarder la mer en face, sans avoir des sanglots dans la gorge. Elle incarne à mes yeux le tombeau des « désespérés Â» de Léon Bloy. L’endroit damné où, dans les abysses, s’étalent les ossements décharnés des milliers de nomades chassés par la guerre et la famine. « Le monde est ainsi, écrit Max Gallo. L’égalité n’est qu’une chimère. Malheur aux pauvres et aux vaincus. (7) Â»

 Les cathédrales vampires, instigatrices et alliées de la monstruosité castillane, sont restées volontairement taciturnes, malgré la pluie de croix qui s’abat sur les vallons où reposent les « divinités» aujourd’hui déchues, outragées, blasphémées. Depuis ce 28 juillet 1915, les « Molochs Â» du Nord ont saboté et « dénimbé Â» les piédestaux de la gloire et de l’héroïsme de Vertières. Cette petite portion de terre lumineuse, jadis aussi sacrée que l’Olympe des déités légendaires, est transformée en une léproserie de misère par les « diables Â» sans queue, ces « aryens Â» prétentieux à l’iris d’émeraude et de saphir, porteurs de malédictions et proliférateurs d’abominations. Avant que les rideaux de mes paupières éreintées ne retombent sur la néantité du temps fuyard, aurais-je le privilège d’entendre résonner dans les plaines et les montagnes « Le chant des partisans Â» porté dans le vent siffleur par la voix ferme d’Yves Montand, sur les arpèges d’une guitare en métal et repris en chÅ“ur par les prolétaires téméraires en furie ? Compagnons de la résistance, cette nuit, pour une dernière fois, les yeux embués de larmes de remords, j’ai fait « mon mea culpa… Â» Serait-il trop tard pour vous inviter à chanter solennellement sous la pluie de l’ Â« Injustice Â» et de l’ Â« Ignominie Â», dans un élan de patriotisme pur et de solidarité sincère, « El pueblo unido jamás será vencido », cette turelure de combat composée avec les notes subliminales de l’artiste Sergio Ortega, fidèle ami du poète Pablo Neruda ? Me revient aussi à la mémoire « Le temps des cerises Â» de Jean-Baptiste Clément ? En cette saison de dépenaillement globalisé, je m’approprie toutes les « meringues Â» explosives qui ont le même effet que la potion magique d’Astérix :

 Â« Le peuple uni ne sera jamais vaincu !

La patrie forge l'unité.

Du nord au sud, elle se mobilisera,

Du Salar ardent et minéral

A la forêt australe,

Unis dans la lutte et dans le travail, ils iront

Ils protègeront la patrie…(8) Â»

 N’est-ce pas peut-être comme cela que « Les feuilles mortes Â» seraient revenues à la « Vie Â»; que les « communards Â» du monde entier seraient sortis de leur tombeau pour participer à la « Fête de la Libération Â» et se soûler aux côtés des hérauts rayonnants d’un nouvel ordre mondial?

 Ces mots héroïques que nous aurions repris dans nos élans de liesse incontrôlable n’appartiennent plus à un peuple singulier, ils font désormais partie du patrimoine de la « Lutte globale pour le Respect des Droits et Libertés  des Individus Â».

 La « Terre Â» est la « Patrie Â» des poètes. Leurs « inspirations Â» transcendent toutes les frontières. La « pauvreté Â» n’a pas de couleur. La « Révolution Â» est la « cause légitime Â» de tous les « Ãªtres dominés Â». « La Dessalinienne Â», « Chacun de vous est concerné Â», « En la plaza de mi pueblo Â», ils appartiennent à tous les peuples exploités, asservis, souffreteux, qui se battent pour faire régner la «Lumière » de la vie sur les « Ténèbres Â» de la mort.

 Â« Sur la place de mon village,

dit le journalier au maître :

« nos enfants naîtront

avec le poing levé. Â»

 Dans la nuit frileuse, sous le coup de minuit, le menton soudé à ma poitrine haletante, j’ai encore dit mon « mea culpa Â». Pendant mon périple imaginaire, je me suis prosterné solennellement devant les débris de l’échafaud dressé le 16 septembre 1931 à Solouk par le colonel Rodolfo Graziani pour l’exécution par pendaison d’Omar El Mokhtar, le noble bédouin qui a porté honorablement son surnom de « Lion du désert Â». Je me demande s’il est trop tard pour laisser la ville morte et aller habiter dans le « Djebel Akhdar Â».

 Ã” cruelle et injuste sensation ! C’est à l’approche de l’hiver que me viennent le courage de vaincre la « peur Â» égrotante, l’idée de marcher contre la « stupidité Â» guillotineuse de conscience et l’envie d’emprunter la route du « Soleil levant Â» !

« Mea culpa, mea maxima culpa Â», pour n’avoir pas compris à temps que, pour se rendre au « Paradis Â», il fallait aussi traverser des rapides, grimper sur des falaises escarpés, marcher au milieu des forêts denses, dormir d’un Å“il à la belle étoile sur le sol empierré, se nourrir de sauterelles sauvages comme Jean le Baptiste, l’ermite martyr… Et le plus important : être capable de valser bravement sous la musique des orages quand les éclairs écorchent les flancs du ciel et quand la foudre se déchaîne!

 L’histoire ne m’acquittera pas ! 

Robert Lodimus

 _______________________

 Notes et références

 1.- Mot fréquemment utilisé par feu Hugo Chavez pour qualifier le néolibéralisme.

2.- Nuit et brouillard : nom du décret signé le 7 décembre 1941 par le Maréchal Keitel en rapport à la déportation des Juifs dans les camps de concentration et de gazéification.

3.- Je confesse à Dieu tout puissant, je reconnais devant mes frères que j’ai péché…

4.- David Léon Mandessi Diop : extrait d’une lettre écrite à son oncle Alioune Diop une semaine avant de mourir dans un accident d’avion.

5.- Mmusi Maimane : Leader noir sud-africain, chef de l’Alliance Démocratique, considéré comme un parti blanc.

6.- François Rabelais a dit de préférence : « Ils écrivent des rires plutôt que des larmes. Â»

7.- Max Gallo, Napoléon : Le chant du départ.

8.- Chanson de révolution du Chili écrite par le groupe Quilapayun en juillet 1973 et mise en musique par Sergio Ortega.

 

Nos Vérités face à leurs Vérités ou comment interroger la Fabrique de la Vérité

Labyrinthe de la cathédrale de Reims

  « Quand je viendrai en Haïti, j'acquitterai à mon tour la dette que nous avons. Â» (François Hollande[1], 10 mai 2015, Pointe-à-Pitre, Guadeloupe).

  Par Junia Barreau*., 21 Juin 2015 Cette déclaration faite par le Président français a provoqué stupeur, puis vains espoirs transformés en houleux mécontentement quand la dette française a vite revêtu l’habit symbolique de la moralité. En lieu et place d’une cautérisation, cette déclaration est venue raviver la plaie déjà ruisselante entre la France et Haïti. La vive lumière mise sur un événement déchirant de la mémoire collective partagée entre les deux pays ne s’estompera pas d’elle-même; l’auvent verdoyant de Dany Laferrière ne suffira pas à en tamiser l’éclairage.

Sans surprise, l’actualité du mois de mai a tourné en boucle autour de ces deux sujets liant la France à Haïti : le remboursement de la rançon de l’indépendance et l’intronisation de Dany Laferrière à l’Académie française. Le linguiste Michel Degraff a inscrit la langue créole au tableau des échanges par courriel à l’aide d’une liste exacte de 449 membres. Créole et rançon de l’indépendance, deux sujets incendiaires pour lesquels l’académicien Dany Laferrière manquerait visiblement d’eau s’il avait l’intention de jouer au pompier gaulois.

«Il n'y a pas de dette de l'indépendance parce que l'indépendance haïtienne a été faite de manière implacable, intraitable. Il y a eu une guerre coloniale et Haïti a chassé l'armée napoléonienne du territoire haïtien[2] Â» affirmait avec aplomb Dany Laferrière  lors d’une entrevue à l’émission Internationales le 24 mai 2015. Nous ne pouvons qu’appuyer une si magistrale correction de l’Histoire. Et quand dans les médias de l’Hexagone, on écrit qu'en 1825 Haïti avait payé 150 millions de francs or afin d’obtenir son indépendance[3], rien n'est plus faux. Les Français refusant d'admettre leur défaite historique face à une armée d'esclaves en guenilles, ont inventé deux décennies plus tard un artifice révisionniste de l'Histoire en accolant l’expression "dette de l’indépendance" à cette ignoble rançon; ils conçoivent un pansement scriptural à une terrible blessure narcissique mais sans parvenir à effacer la déroute de 1804 face aux Nègres. Pour Haïti, l’expression la plus juste demeure rançon de l’indépendance. Le choix des mots est capital et il faut inverser l'utilisation du mot dette. Chaque fois que la France emploie l'expression "dette de l'indépendance", elle reconnaît détenir une dette envers Haïti, la dette contractée lors du braquage de 1825. S’il y a bien une "dette de l'indépendance d’Haïti", la France en est la débitrice. Et c’est ce que le Président Hollande avait reconnu publiquement sans équivoque le 10 mai 2015 à Pointe-à-Pitre.

En réaction aux échanges autour du remboursement à Haïti par la France de la fameuse rançon de l’indépendance, M. Leslie Péan écrit :

«Je voudrais vous signaler que c’est bien le président Alexandre Pétion qui fit au général français Dauxion-Lavaysse en mission en Haïti, « une proposition généreuse Â» se traduisant par « des sacrifices pécuniaires Â». D’ailleurs, le président Pétion ne l’a pas caché et a publié tous les documents officiels relatifs à cette affaire dans une « Proclamation au peuple et à l’armée Â» en date du 3 décembre 1814. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le président Pétion, en croyant bien faire, s’est royalement trompé. En effet, il a passé une corde autour du cou d’Haïti et ainsi le pays a été étranglé Â» (Courriel du 30 mai 2015; les commentaires au cours des échanges par courriel sont repris dans un article de Leslie Péan[4]).

Ce qui immédiatement remet en mémoire l’esprit du rapport du Comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations Franco-Haïtiennes[5], communément appelé "rapport Debray" (janvier 2004) :

«Il est certes à nos yeux scandaleux que Haïti ait dû en quelque sorte acheter en francs/or sa reconnaissance internationale après avoir conquis son indépendance au prix du sang, mais faut-il rappeler que le droit à l’autodétermination des peuples n’existait pas en 1838 ? Nous avons proposé à nos interlocuteurs la formation d’une commission mixte d’historiens pour établir l’enchaînement des faits et leurs circonstances exactes, où l’on verrait avec une certaine surprise que l’idée d’une indemnisation des colons français massacrés (15 000) ou en fuite (15 000) est venue des Présidents haïtiens eux-mêmes, Pétion et Boyer.» (p. 13-14)…

«Les Haïtiens refusèrent catégoriquement toute sujétion française, même purement nominale, mais proposèrent par la voix de leur président Alexandre Pétion le versement d’une indemnité « raisonnablement calculée Â» pour indemniser les colons.» (p. 90)

Faisons un moment abstraction du contexte d’hostilités politiques entre la France et Haïti en 2004. L’esprit à l’œuvre renouvelé dans le rapport Debray sous-entend donc une relation de cause à effet entre la «proposition généreuse» de Pétion et les évènements de 1825. Par parenthèse, on s’entend bien qu’en 1838 les grandes puissances occidentales se reconnaissaient mutuellement le droit à l’autodétermination, ce même droit qu’elles refusaient aux autres peuples qu’elles décidaient de coloniser. Afin de justifier un acte d’agression contre un pays indépendant, les défenseurs français n’ont jamais manqué de brandir comme un laissez-passer l’offre de Pétion censée faire plier de honte les fibres patriotiques les plus rigides. Les plus gros mensonges recèlent une part de vérité, dit-on, qui leur rend une certaine vraisemblance. Alors, on voudrait nous faire croire que c’est parce que Pétion avait suggéré une indemnité en faveur de la partie française que Charles X procéda à un acte de guerre en imposant en 1825 à la jeune nation une rançon ignominieuse. En suivant cette hypothèse, doit-on conclure naturellement que si Pétion n’avait pas eu la malencontreuse idée d’évoquer une quelconque indemnité au général commissaire Dauxion-Lavaysse, il n’y aurait pas eu d’agression de la jeune République? Peut-on faire porter le chapeau de cette attaque française à Pétion, Boyer et consorts, par interposition au peuple haïtien tout entier?

De quelle ignominie parle-t-on ?

«Pour amener les Haïtiens à accepter Â«le pacte le plus généreux dont l’époque actuelle offre l’exemple», Charles X a des arguments de poids. Il fait escorter l’ordonnance par une armada de 14 bâtiments de guerre armés de 528 canons. En cas de refus, toujours selon le ministre de la Marine, Haïti sera «traité en ennemi par la France», dont l’escadre Â«est prête à établir le blocus le plus rigoureux devant les ports de l’île».  A la tête d’un pays mis au ban des nations, sous pression entre autres de l’ex-métropole, et incapable de renouveler les efforts de guerre qui avaient mené à l’indépendance, le président haïtien Jean-Pierre Boyer signe.» (Dalembert[6], mars 2010).

La fatale obsession haïtienne

Laissons le soin aux historiens de nous préciser ce que contenait cette «proposition généreuse» de Pétion. Était-ce réellement une proposition d’indemnisation pécuniaire par tête de colons morts et en fuite? Ou des avantages commerciaux[7] à la France, ce qui se serait également traduit par de grands sacrifices pécuniaires? Les deux, indemnité et avantages commerciaux, tout en préservant la jeune République de toute domination française? L’idée avait-elle été soufflée par l’intriguant Dauxion-Lavaysse venu sonder l’âme des chefs[8]? Ou émanait-elle de l’assemblée des mulâtres en quête d’un rapprochement avec leur paternel pays?

Certains vont jusqu’à prêter à Pétion une habile manœuvre[9] visant à écarter un danger imminent, gagner du temps, empêcher toute expédition militaire de la France. Ce qui expliquerait cette alléchante proposition, alléchante mais creuse sachant que la République n’avait nullement les moyens d’honorer une telle promesse.

Les déboires financiers de l’administration de Pétion furent de notoriété publique :

«Il est vrai que la situation financière de l'État, compromise depuis longtemps par les frais de la guerre civile et les préparatifs de défense en cas du retour imminent des Français, était des plus fâcheuses. Les ressources du pays ne pouvaient répondre au budget des dépenses dont une loi avait décrété l'exécution le premier Janvier 1818. Pour payer un mois de solde à l'armée qui n'en avait pas reçu depuis quelque temps déjà, il avait fallu recourir à un emprunt sur place.[10]» (Garnier, 1932)

« C’est par l’endettement auprès des commerçants que Pétion arrivait à payer les employés publics. On voit donc difficilement comment il aurait pu honorer sa parole. En réfléchissant sur l’offre faite par Pétion en 1814 de payer une indemnité à la France pour l’indépendance, Frédéric Marcelin se devait de dire : â€˜On se demande où Pétion, avec son administration ruinée, sans ressort, sans finances, aurait pris l’argent nécessaire pour la payer‘.[11]» (Péan, novembre 2013)

Avant de nous ériger en juges de l’Histoire, c’est rendre justice que de reconnaître qu’aucun des dirigeants haïtiens n’avait marchandé l’indépendance du pays avec les puissances neutres ni avec la France durant les tentatives de cette dernière de ramener Haïti sous pavillon français. L’administration de Pétion, à l’instar du Royaume de Christophe dans le Nord, se préparait à la guerre tant bien que mal.

Évidemment, en comparant les réactions dans le Nord à celles de l’Ouest, on aurait préféré que les mulâtres de l’Ouest et du Sud se montrassent aussi tranchants, intraitables que les gens du Nord, et du coup faire perdurer le mythe des irréductibles Haïtiens face aux envahisseurs français. Les menées françaises répugnaient au roi Christophe et on peut avancer sans aucun doute qu’elles auraient provoqué chez Dessalines la même révulsion.

Avec le recul, on comprend que Pétion et consorts appréhendaient mal la menace réelle que représentait la France, guidés surtout par une fatale obsession de reconnaissance formelle. Ils croyaient dur comme fer que seul un acte de reconnaissance signé de la France pouvait légitimer l’indépendance de la jeune nation et la protéger ainsi des griffes colonialistes anglaises et de celles déjà trop envahissantes américaines. De par leur attachement profond à la culture de leurs pères français, Pétion et consorts ont sans conteste trahi le serment du 1er janvier 1804 contenu dans l’Acte de l’indépendance d’Haïti dont ils n’ont pas été véritablement des actants sujets[12]. Ce désir de reconnaissance quasi-filiale, ainsi que cette attraction envoûtante qu’exerce la ville des Lumières sur les mulâtres et également de nombreux notables noirs, a été machiavéliquement exploité par l’ennemi français. À ce propos Le Pelletier de Saint-Rémy[13] se vante du jeu d’intrigues, de la fourberie et de la réussite des Français face aux révoltés de Saint-Domingue.

Le royaume du Nord évaluait la situation différemment, avec plus de justesse dirait-on, car il n’avait que faire d’un acte de reconnaissance signé par l’État français. Aux yeux du royaume du Nord l’Acte de l’indépendance suffisait en lui-même pour témoigner de l’existence du pays puisque le peuple tire sa légitimité de sa victoire contre les esclavagistes; « nous avons vaincu, nous existons Â» pourrait résumer Christophe. Outre l’aspect définitif de la création de la nouvelle nation, le roi Henri d’un caractère altier ne pouvait souffrir que son pays ne pût traiter d’égal à égal avec les perdants de la Bataille de Vertières de 1803. Pour le roi il était évident que les desseins français étaient incompatibles avec la liberté et la dignité de la nouvelle nation haïtienne, qu’aucune convergence n’était possible entre deux vues irréconciliables. La menace française était perçue de moindre gravité dans cette partie de l’île estimant que la probabilité d’une expédition de reconquête française s’amenuisait au fil du temps. Mais le Nord s’était également trompé en mal jaugeant la sincérité de son partenaire privilégié, l’Angleterre, ignorant la signature par les Anglais et les Français d’un pacte secret le 30 mai 1814 reconnaissant Haïti en tant que colonie française[14] tout en entérinant une prolongation de la traite négrière. (Voir une liste de documents d’époque publiés par les dirigeants du Nord et accessibles en ligne[15])

D’ailleurs, en dépit du discours ultranationaliste destiné à la population, le pays est tombé très tôt sous la domination commerciale presque totale des puissances anglaise et américaine[16]. Les jeux d’alliance et de mésalliance destinés à assurer la survie du bout d’île entourée de requins impérialistes de tout bord se sont révélés néfastes aux intérêts durables de la jeune nation. Dommage que ni Pétion, ni Christophe n’aient compris l’impératif d’une union stratégique afin de faire face au monde dominant hostile à la liberté des Noirs; hostilité dont ils étaient tous deux pleinement conscients. Même la menace française de rétablir l’esclavage n’a pas suffi à reléguer au second plan la détestation viscérale entre les deux généraux de l’indépendance. Chacun de ces deux dirigeants s’était cru capable de tirer parti, pour son clan et lui, de l‘entremêlement des intérêts et rivalités des grandes puissances, alors que ces dernières liées entre elles constituaient des branches d’un même système d’exploitation.

Il nous est loisible de distribuer allègrement les torts de part et d’autre, mais il faut tout de même nuancer car les choix pour la jeune nation furent très restreints. En pleine guerre d’indépendance, l’armée indigène s’était de fait retrouvée dépendante pour son armement de l’Angleterre et des États-Unis. Et en dépit de nombreux handicaps alourdissant les premiers pas de la nouvelle nation, un monde indulgent trouverait remarquable cette manière de nouer par le commerce les intérêts américains et anglais à ceux d’Haïti faisant échouer les visées exterminatrices françaises.

Les dilettantes de l’Histoire que nous sommes, avons l’obligation d’aiguiser notre sens critique, et sans aucune malveillance ni simplicité, de faire la part des choses.

Le poids réel des faits

L’étude de l’Histoire se rapproche de celle de l’Économie condamnées toutes les deux à l’usage de données passées. Dans un cas comme dans l’autre, on fouille dans le passé afin de révéler les relations entre différentes variables connues, laissant peu de place possible à l’inconnu, et le plus important encore, d’établir une hiérarchie en déterminant le poids réel des choses dans une suite d’évènements. Mais l’histoire laisse une très grande place à la subjectivité des peuples bien au-delà des faits historiques. L’interprétation ou l’importance d’un même fait, sous couvert d’une extrême rigueur, peut varier selon le lieu de projection et les motivations humaines qui l’animent. Dans l’absolu, l’idée même d’une indemnité à payer aux vaincus est scandaleuse, indigne et constitue l’opprobre suprême pour nous Haïtiens. Il nous arrive de manquer de superlatifs pour exprimer notre réprobation. Cependant, quand on évalue les raisons propres des Français ayant conduit à l’ordonnance du 17 avril 1825, la « proposition généreuse Â» de Pétion prend un caractère plutôt secondaire. On peut parier que l’absence de la proposition faite par Pétion dans l’article de Louis-Philippe Dalembert[17] s’explique par son influence relative dans le processus décisionnel français et non par l’ignorance de l’auteur. On peut en effet se demander dans quelle mesure cette « proposition généreuse Â» de Pétion avait pesé dans l’acte d’agression français contre Haïti en dépit du grossissement après-coup qui en est fait.

 Toujours est-il que la première action française fut d’armer les navires en vue d’une expédition de reconquête d’Haïti après la visite du général Dauxion-Lavaysse  à Pétion dont la «proposition généreuse» fut rejetée d’un revers de la main. Et pendant tout le temps qu’il y avait des soi-disant pourparlers entre les parties haïtienne et française, l’empire français n’avait jamais renoncé à sa colonie. Et seules des circonstances exogènes avaient empêché les tentatives successives d’expédition de recolonisation française. Ne perdons jamais de vue que ce ne sont pas les démarches ni les propositions haïtiennes qui ont eu raison des projets guerriers français mais plutôt le rapport des forces internationales[18]. Le gouvernement français s’était rendu à l’évidence, c’est-à-dire que le rétablissement de la souveraineté française sur la partie ouest de l’île ne pouvait plus signifier la réintégration des colons sur le sol; les négociations devaient d’un côté différer toute concession, et de l’autre afficher une volonté de rapprochement[19] en attendant la solution finale.

 Restaurer publiquement la dignité française impliquait nécessairement un acte fort contre les « Indépendants de Saint-Domingue Â». L’armada qui porta l’ordonnance ne visait pas tant à s’assurer du paiement de l’indemnité que de défaire symboliquement l’indépendance déjà acquise des Nègres de Saint-Domingue[20]. La France a pu obtenir complète vengeance. Les puissants seuls se réservent le droit à la vengeance. En pensant que les anciens maîtres suprématistes accepteraient de négocier d’égal à égal en toute bonne foi avec les anciens esclaves, Boyer et consorts ont stupidement plus que facilité la réalisation des desseins des Blancs français trop contents de constater l’inintelligence des « sangs-mêlés Â» haïtiens. L’échec des dernières négociations malgré une « proposition scandaleusement généreuse[21]» de Boyer ne se trouve-t-elle pas dans l’intention jamais démentie de l’empire français de rétablir sa souveraineté sur Haïti? La proposition phénoménalement honteuse de Boyer a eu pour effet de confirmer la position de faiblesse extrême du gouvernement créole. Une aussi grande preuve de conciliation laissait présager une reddition sans combat de la part de Boyer. Les Français avaient vu juste et se sont décidés à agir afin de restaurer publiquement la dignité française; cette restauration ne pouvait s’accomplir que dans l’humiliation totale des révoltés de Saint-Domingue. La manÅ“uvre imposée par Charles X a réussi.

Il n’est pas question ici de dédouaner Pétion, Boyer et consorts qui n’auraient jamais dû négocier avec les anciens colons une quelconque reconnaissance d’Haïti. Un blocus réel de la part des Français se serait probablement révélé contre-productif, mais nos négociateurs en chef ont capitulé sous le fouet d’une reconnaissance filiale d’une part, et d’autre part, mus par une peur de la guerre non-dissimulée. Pire que les négociations absurdes, l’indemnisation et le retour du quasi privilège colonial, la capitulation de Boyer en 1825 a envoyé un signal aux puissances dominantes que nous n’étions plus disposés à mourir pour notre liberté. L’aura d’invincibilité dont parlait le roi Henri venait de la perception qu’on avait des Haïtiens qui préféreraient mourir que de subir la tutelle d’une nation étrangère. Cette capitulation a ouvert la voie aux agressions successives d’autres pays contre la nation qui a tremblé devant les canons français. Elle a eu également pour conséquence de consacrer la méfiance totale du peuple envers ses dirigeants.

 Nonobstant, assumer les échecs de nos propres dirigeants ne devrait pas nous pousser à emprunter le raccourci facilement établi entre la proposition de Pétion et l’acte d’agression de 1825. De la même façon, nous devons remettre en question le raccourci tout aussi trompeur de la propagande américaine présentant le chaos qui régnait en Haïti en 1915 comme la cause principale de l’occupation américaine et non comme le prétexte[22].

 N’en déplaise au courant défaitiste qui nous commande de rejeter en bloc notre passé de peuple, il existe de nombreux enseignements positifs à tirer de notre histoire loin de tout culte excessif des Aïeux. Nous trouverons un vibrant plaidoyer pour l’application des lois dans la déclaration du 17 février 1807 de Henri Christophe[23] qui ne jurait que par la création d’institutions solides : « Jurons d’observer notre sainte constitution, de la faire respecter, et de périr plutôt que de laisser violer le moindre de ses articles. Â» Nous avons du mal à comprendre les bienfaits d’un tel précepte aujourd’hui encore[24].

 Publié par Alter Presse le 25 juin 2015 : http://www.alterpresse.org/spip.php?article18399

*Junia Barreau, consultante en développement de projets, est détentrice d’une maîtrise en économie de l’UQAM et d’une maîtrise en entrepreneuriat de l’UQTR. Elle est l’auteure entre autres, de l’étude : « Les investissements directs étrangers, la difficile équation haïtienne Â», Le Nouvelliste, août 2012. Auteure du site documentaire : www.dossierhaiticholera.com



[1] Déclaration du Président français lors du discours d'inauguration du Mémorial ACTe consacré à l'esclavage, 10 mai 2015 : http://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/video-hollande-annonce-que-la-france-s-acquittera-de-sa-dette-envers-haiti_899715.html

 [2] Internationales du 24 mai 2015 (28'47") :  https://www.youtube.com/watch?t=1722&v=XzvJ7R3Hkmo

 [3] Laurent Ribadeau Dumas, février 2012. Haïti: le poids d'une dette vieille de 200 ans. Géopolis : http://geopolis.francetvinfo.fr/haiti-le-poids-dune-dette-vieille-de-200-ans-2714

 [4] Leslie Péan. Vérités très bonnes à rappeler sur la dette de l’indépendance. Alter Presse, 7 juin 2015 : http://www.alterpresse.org/spip.php?article18314#.VXR7bc9_Oko

 Mes commentaires débutaient ainsi : Je veux juste vous rassurer : je ne fais pas partie du bataillon Dessalines contre Pétion ni l'inverse, Pétion contre Dessalines. […]

 [5] Rapport au ministre des affaires étrangères, M. Dominique de Villepin, du Comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations Franco-Haïtiennes, janvier 2004 : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/044000056/index.shtml

 [6] Louis-Philippe Dalembert, mars 2010. Haïti, la dette originelle. Libération : http://www.liberation.fr/monde/2010/03/25/haitila-dette-originelle_617159

 [7] R. Le Pelletier de Saint-Rémy, 1846. Saint-Domingue: étude et solution nouvelle de la question haïtienne. Page 35.

Voir également Charles Malo, page 389 (note 21)

[8]  Yves Bénot.  Grégoire contre Christophe : un manuscrit inédit.:   Dans Revue française d'histoire d’outre-mer, T. 87,  No 328-329 (2000)  pp. 143-148 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/outre_0300-9513_2000_num_87_328_3806

 [9] Jean-François Brière, 2008. Haïti et la France 1804-1848. Le rêve brisé. Paris : Éditions Karthala. Page 67.

[10] Apollo Garnier – Autour de la mort de Pétion. Revue de la Société Haïtienne d’Histoire, de Géographie et de Géologie, Janvier 1932. : http://sites.duke.edu/haitilab/english/revue-de-la-societe-haitienne-dhistoire-et-de-geographie/

 [11] Leslie Péan, novembre 2013. De Vertières à ce jour en passant par le Pont Rouge (3 de 4). Alter Presse, 15 novembre 2013.

[12] Jean François. Habiter la terre : Une lecture de l’Acte d’indépendance d’Haïti. Dans Haïti face au passé, Association canadienne d’ethnologie et de folklore, vol. 28, 1 (2006) pp. 119-132.

[13] Voir la référence de la note 7.

 [14] Idem, page 6.

 [15] Une compilation de documents publiés par le Royaume d’Hayti du Nord sur fond de rivalité avec l’Ouest et le Sud : procès verbal d’interrogatoires de l’espion français Medina, plan général de défense du Royaume d’Hayti, lettres du général Dauxion-Lavaysse à Pétion et à Christophe, diverses publications du Comte de Limonade et du Baron de Vastey : http://fr.calameo.com/read/0001070444cf1aa30ebe1

 [16] Vertus Saint-Louis. Relations internationales et classe politique en Haïti (1784-1814). Dans Revue française d'histoire d’outre-mer, T. 90,  No 340-341 (2003) pp. 155-175 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/outre_1631-0438_2003_num_90_340_4050

[17] Voir la référence de la note 6

 [18] Itazienne Eugène. La normalisation des relations franco-haïtiennes (1825-1838). Dans Revue française d'histoire d’outre-mer, T. 90,  No 340-341 (2003) pp. 139-154 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/outre_1631-0438_2003_num_90_340_4049

 Lire également Jean-François Brière (2008) autour des débats publics tant en France qu’en Haïti (référence 9).

 [19] Pages 30-31 la référence de la note 7..

 [20] Pages 143-144 de la référence de la note 18

 [21] Charles Malo, 1825. Histoire d’Haïti (île de Saint-Domingue) : depuis sa découverte jusqu’en 1824 .... , Paris, Imprimerie de Marchand du Breuil (pages 411-427): http://issuu.com/scduag/docs/pap11118

[23] Page 318 de la référence de la note 21.

 [24] Junia Barreau, 12 janvier 2015. L’article 136 de la Constitution haïtienne : le jeu de l’interprétation:

 

L’échec d’Haïti !

Haiti eau enfant courrier internationalSi la responsabilité des gouvernements haïtiens, et de l'actuelle équipe au pouvoir, est grande dans le dossier haïtiano-dominicain, celui-ci résulte, sans conteste, de l'échec total d'Haïti. Entendez par là que les gouvernements autant que les différents autres secteurs de la société haïtienne, sont responsables d'une telle situation.

Lire la suite...

Une lecture critique de « L’échec de l’aide internationale à Haïti »

Lechec de laide Ricardo SeitenfusPar Claude Jospeh* --- Le livre de Ricardo Seitenfus intitulé « L'échec de l'aide internationale à Haïti. Dilemmes et égarements » est accueilli en Haïti avec un enthousiasme presque incommensurable.

Lire la suite...

«Nous avons perdu la capacité d’avoir honte », dit Hérold Toussaint

herold toussaint profLe professeur, chercheur à l’université et écrivain, Hérold Toussaint dénonce avec glaire, le fait que les Haïtiens aient perdu en tant que peuple, la capacitété d’avoir honte. Un discours très fort prononcé par l’universitaire qui, déclare-t-il à HPN, lui vient par déduction logique après avoir observé le comportement des différents élites du pays.

Lire la suite...